Une enquête de CB Expert avec Anne Thétier et Corinne Abitbol (OMG), Faïza Rabah (Havas Media), Bertrand Beaudichon (Initiative), Anne-Marie Gaultier (Aldi), Thomas Boutte (AXA) et Serge Njimefo (Heroiks)
Imaginez… Vous êtes dans un secteur où les coûts de production « inflatent » (énergies, matières premières, logistique, salaires…), où la demande se maintient (augmentant même dans les catégories premium) et où la production de biens à vendre diminue continuellement, sans qu’on puisse enrayer cette baisse. Un secteur où d’autres produits (fabriqués aux USA voire en Chine), de qualité souvent moindre mais en quantité quasi infinie, percutent le marché. Un secteur pourtant crucial pour la bonne santé des autres secteurs, économiques et non économiques. Un secteur vital pour la société, pour soutenir son PIB et pour faire société. Ce secteur, vous l’avez compris, ce sont les médias. Le trait semble un peu exagéré, certes, mais écoutons Anne Thétier, directrice générale trading chez OMG, qui alerte: « Il y a une énorme responsabilité du côté des régies et des éditeurs, qui sont devenus défaitistes sur la baisse de l’écoute TV linéaire. En voulant concurrencer les grandes plateformes, est-ce qu’elles ne vont pas perdre sur les deux tableaux ? Est-ce qu’elles ne vont pas casser le jouet ? Elles donnent l’impression que seul le sport peut sauver la TV linéaire. »
L’INFLATION PARADOXALE
Les médias ont deux types de clients, tous impactés par l’inflation. D’un côté les audiences, le grand public qui n’a guère les moyens de dépenser plus pour ses loisirs et qui se laisse volontiers séduire par les réseaux de l’instant présent et par les offres de contenus, gratuites ou à bas prix, avec ou sans pub.
De l’autre, les annonceurs, dont la plupart sont désorientés, comme le souligne Faïza Rabah, Insights Director chez Havas Media: «Ils sont impactés de toutes parts par l’inflation, sont dans une phase très attentiste vis-à-vis des médias. Ils agissent à très court terme et nous naviguons à vue, au gré des tensions qu’ils peuvent connaître ou pas. » Et pourtant, malgré ce manque de visibilité : «nos clients se prennent de plein fouet l’inflation des médias, et notamment celle des groupes TV qui ont augmenté leurs indices tarifaires saisonniers en cours d’année, poursuit-elle. C’est assez paradoxal, voire incompréhensible pour eux, car les CA publicitaires des groupes TF1 et M6 sont plutôt en baisse, tout comme la durée d’écoute du média TV». Chez OMG, on parle aussi d’«inflation paradoxale» et Anne Thétier prévient: «Il ne faudrait pas que l’inflation soit une solution de facilité pour résoudre les problèmes de durée d’écoute de la TV linéaire, qui sont le symptôme d’une perte d’attractivité du média pour les téléspectateurs. Dans un espace contingenté et avec une demande stable, les régies nous disent qu’elles n’ont pas d’autres choix que d’augmenter leurs tarifs. Mais ce qui se passe là – des taux d’inflation de +10% à +15% en septembre-octobre versus l’an dernier – peut avoir un impact futur. C’est un vrai point de rupture qui fait prendre conscience de certaines choses aux annonceurs. Quand on a une stratégie annuelle, il est très compliqué de changer de média en cours d’année. » La directrice générale trading d’OMG ajoute une donnée qui aura son importance: le 1er janvier 2024, les indicateurs de Médiamétrie ne seront plus publiés sur la base des équipés TV mais sur celle de la France entière. Conséquence: les GRP et surtout les niveaux de couverture vont baisser. Une baisse mécanique qui risque de marquer les
esprits, s’ajoutant aux effets de l’inflation. Bertrand Beaudichon, CEO d’Initiative, tempère : « malgré son inflation, la TV reste l’un des médias les plus rentables en termes de coût au contact, très efficace à toutes les étapes du purchase funnel. D’où la demande forte et l’inflation ». « Dans un contexte où les budgets médias sont coupés en moyenne de 10%, tous secteurs confondus, les arbitrages se font en faveur de la TV et du digital», estime-t-il. Pour lui le danger est ailleurs : «Sur le digital, beaucoup d’annonceurs ont désormais des accords annuels avec les GAFA. Ce qui fait souffrir les acteurs digitaux français. Je ne serai pas étonné de voir, dans les mois qui viennent, soit des disparitions soit des concentrations fortes». Côté annonceurs, il y a tout de même « des secteurs qui s’en sortent bien et ça se voit dans leurs investissements pub. Ce sont tous ceux qui ont une promesse autour de la sauvegarde du pouvoir d’achat: retail discount, offres d’assurances les moins chères… Quant au lancement du média «150€ », je n’ai jamais vu un succès pareil, un tel gain de notoriété et de nombre d’abonnés pour le budget investi», affirme le président de l’agence du groupe Mediabrands.
LA PART DE VOIX DANS LE COLLIMATEUR
«La seule façon de ne pas subir l’inflation TV était de proposer des volumes en augmentation forte entre 2022 et 2023 », observe Bertrand Beaudichon. « Et certains annonceurs n’avaient tous simplement plus les moyens de se payer de la TV, ils sont allés chercher du GRP un tiers moins cher en radio. » Mais la plupart des annonceurs ne vont pas arrêter la TV parce que le coût du contact augmente. Une marque choisit d’abord, parmi les médias consommés par sa cible, ceux qui répondront efficacement aux objectifs de sa campagne. La présence concurrentielle est aussi un facteur décisif.
Prenons l’exemple de la grande distribution. «Toutes les enseignes ont augmenté leur budget publicitaire média. C’est une vraie bagarre sur la part de voix. Les arbitrages se font aux dépens du catalogue papier, dont les budgets sont réinjectés dans les médias», nous raconte Anne-Marie Gaultier, directrice générale marketing et communication chez Aldi. Les coupures budgétaires des autres secteurs leur libèrent-elles de la place? «Pas tant que ça. En télévision et radio, notre secteur est très encombré. Nous essayons d’être très visibles au moment où tous les autres retailers veulent l’être aussi. La plupart d’entre eux ont abandonné leur discours sur la qualité et surpondèrent les messages prix. Chacun y va de son discours anti-inflation et c’est le brouhaha, rien n’émerge. » « Nous au contraire, nous avons déjà une très bonne perception prix et nous travaillons plutôt sur la perception de qualité, poursuitelle. Nous devons accroître la notoriété spontanée et la considération d’Aldi. Pour cela, nous travaillons avec les grands médias, même si leurs coûts augmentent. Les arbitrages se font plutôt entre les acteurs du média, dans le choix des emplacements, dans la part attribuée au replay qui a un bon ROI, etc.».
Dans le secteur de l’assurance, la bataille média de l’attention fait rage aussi, comme l’explique Thomas Boutte, directeur de la marque AXA en France. «Depuis le Covid, le secteur Banques/Assurances n’a jamais baissé ses investissements publicitaires. C’est le résultat d’une multiplication du nombre d’annonceurs, plus que celui d’une hausse des acteurs historiques. Quand un des leaders désinvestit beaucoup et que le secteur se maintient, d’autres acteurs, dont les nouveaux entrants, profitent du vide créé, pour s’engouffrer sur des médias de masse, notamment la TV, et prendre une part de voix qu’ils n’avaient pas la possibilité de prendre avant.» «Là où les autres secteurs connaissent des incertitudes bien plus marquées en termes d’investissements, le nôtre connaît des stratégies plutôt agressives. Les acteurs sont dans une recherche de part de voix constante. En 2024, les JO vont probablement doper la catégorie toute entière», poursuit-il. «Cela raconte que le ROI du média est de plus en plus compris dans notre secteur et que son impact sur la marque est positivement vécu, chacun cherchant à prendre plus de place pour être plus fréquemment au contact avec ses clients et prospects ». Et quid de l’inflation? «Cela a des conséquences mais ce n’est pas le premier critère que l’on regarde pour définir notre mix. Nous calculons notre ROI média par média. Et, en fonction de notre niveau d’investissement, nous avons accès à certains médias ou pas. Le coût du média est pris en compte en fonction de la qualité que l’on recherche.» La vision court-termiste de ses nouveaux concurrents ne semble pas ébranler Thomas Boutte: «je crois beaucoup au fait d’établir des stratégies inscrivant les campagnes dans le temps, et donc aux négociations et partenariats avec des régies. Et au fait de s’implanter comme un annonceur référent sur certains canaux. Par exemple, pour toucher les professionnels (TPE, PME, artisans…), nous avons choisi de prioriser la radio et d’y créer un territoire pour leur transmettre de l’information régulièrement sur nos produits. Cette rémanence démultiplie l’efficacité de nos messages. Et ça, c’est plus important que l’inflation, même si celle-ci peut impacter nos choix tactiques au sein du média.»
AGILITÉ ET PRAGMATISME
«Même en période de crise, quelle qu’elle soit, il faut continuer à parler aux consommateurs, rappelle Faïza Rabah directrice des études chez Havas Media. Même si aujourd’hui, ils achètent moins pour des raisons d’inflation, il faut continuer à travailler la présence à l’esprit, et avoir une vision à plus long-terme. L’étude que nous venons de faire avec Kantar Worldpanel, dans le secteur FMCG, montre qu’une baisse d’investissements de 10% fait perdre en moyenne 1,3% de chiffre d’affaires et 0,2 point deconsidération». «La vision court-termiste actuelle des investissements médias est dommageable pour les médias, pour les agences et leur façon de travailler, et surtout dommageable pour les marques, renchérit Corinne Abitbol, directrice générale Marketing Science chez OMG. Un rapport de Nielsen sur l’efficacité média montre qu’un point gagné en awareness ou en considération, délivre 1% de croissance sur les ventes et réduit de 1% le coût d’acquisition. Qu’y a-t-il de plus efficace sur ces indicateurs que le média?»
Serge Njimefo, directeur général d’Heroiks Media, se veut, lui, résolument optimiste: «La bonne nouvelle est que le marché a beaucoup gagné en maturité depuis la crise sanitaire, les annonceurs restent actifs dans les médias pour défendre le capital de leurs marques et leurs parts de marché. L’inquiétude vient du caractère erratique des évolutions selon les périodes ou les médias, ce qui casse tous les modèles de prévision. Mais, même dans ce contexte, tous les médias offrent des opportunités pour qui sait faire preuve d’agilité et de pragmatisme»
Emmanuel Charonnat
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