Une interview de Pierre Calmard, CEO de iProspect France et Directeur Général du pôle Media, Data et Performance digitale du groupe Dentsu Aegis Network
CB Expert : Quelles sont les spécificités de la publicité digitale pour les retailers spécialisés?
Pierre Calmard : Effectivement , ils sont dans une situation particulière et même paradoxale, parce qu’Internet permet de désintermédier la distribution. Pour eux, Internet est à la fois un risque et une opportunité. Les marques peuvent de plus en plus distribuer par elles-mêmes leur propre produit et les vendre directement, ce qui questionne le positionnement des retailers. Il convient de distinguer deux catégories : les retailers qui fabriquent leurs propres produits et ceux qui distribuent des marques qui ne leur appartiennent pas. Les premiers vont utiliser les techniques classiques (search, social…) mais aussi de plus en plus les marketplaces, via par exemple notre offre iRetail que nous venons de lancer. Leur modèle de distribution des produits est ultra-hybride, avec un site de marque qui vend, des retailers divers et variés, Amazon, Google Shopping… Ce qui compte dans cette optique, c’est l’orchestration des moyens : c’est d’ailleurs là où la valeur de nos métiers de conseil prend tout son sens.
CB Expert : Et concernant les retailers non fabriquants?
Pierre Calmard : En revanche, pour un retailer « pur jus », plein de choses sont interdites par essence. Par exemple, il n’y a pas de sens à utiliser le potentiel d’un Amazon ou d’un autre retailer online, qui est avant tout un concurrent. Pas plus qu’il n’y a de sens d’ailleurs à le singer : chacun doit utiliser ses propres forces. L’objectif, dans ce cas, est avant tout d’arriver à trouver une façon de remonter au plus proche du consommateur.
Le retailer gagnant est celui qui est dans le top of mind du consommateur, ou celui qui arrive à être en face de ses préoccupations au moment où il se pose les bonnes questions. Le search est évidemment le driver numéro 1 car, à ce moment-là, il y a une requête mais, au-delà du search, il y a aussi tous les insights data qui peuvent permettre de repérer qu’un consommateur est en recherche de tel ou tel produit. Ces données permettent de le toucher de la façon la plus efficace possible.
De nombreux retailers utilisent le retargeting mais il est nécessaire d’équilibrer cette méthode avec une approche haut-de-funnel, car ne pas amener de nouveaux prospects en permanence dans l’escarcelle présente un fort risque d’assèchement de clientèle. Cette vision court-termiste peut s’avérer dangereuse. A mon sens, il faut impérativement aller chercher à l’extérieur de nouveaux consommateurs.
CB Expert : Quels sont les meilleurs moyens pour chercher ces nouveaux consommateurs?
Pierre Calmard : Outre le search qui est un élément absolument clé, il y a pour moi deux grands enjeux : la data, pour repérer les signaux faibles qui permettent d’adresser les bonnes cibles, et surtout le contenu. L’avenir appartient au contenu ! C’est la fin de la publicité au sens anecdotique du terme, et au contraire l’explosion de la logique des contenus. Les consommateurs sont en recherche de plus en plus d’authenticité et font confiance à des marques, à des intermédiaires qui leur racontent des histoires pertinentes par rapport à leurs préoccupations d’aujourd’hui. Cette explosion des contenus en ligne correspond à un besoin : ils veulent des explications sur les produits, être réassurés sur leur origine, sur comment ils sont fabriqués, comment ils sont livrés, comment sera assuré l’après-vente…
Le gros intérêt des médias digitaux, c’est d’être des profondeurs, et non pas des surfaces. Quand on compare un écran TV à un écran de smartphone, on dit souvent qu’il y a un écrin d’un côté et un «petit machin» de l’autre. En réalité, il y a surtout une surface d’un côté, qui diffuse un message, et de l’autre côté, une profondeur qui te présente un contenu, qui s’enrichit quand on met le doigt dessus.
Et cette profondeur-là est aujourd’hui très importante pour les consommateurs en recherche d’authenticité, d’informations, d‘explications et d’éthique.
Les retailers qui réussissent sur Internet sont ceux qui savent le mieux mettre en avant les produits et qui rassurent les consommateurs sur la totalité de la chaîne : produits, services, livraison, recours possibles…
C’est ce qu’ont fait par exemple les vendeurs de chaussures sur Internet (Sarenza, Zalando…). Alors qu’on pensait que ça ne marcherait pas – les acheteurs voulant essayer les chaussures – ils ont levé ce frein en proposant le retour gratuit du produit s’il ne convient pas et en le faisant bien savoir. Lever les freins à l’achat, rassurer et expliquer, c’est le secret de la confiance.
Cette réassurance doit se faire au travers de la communication de la marque ou de l’enseigne sur ses produits et services, et être mise en œuvre sur l’ensemble de la chaîne de communication digitale (social, vidéo, display…) à condition d’avoir des contenus pertinents derrière.
CB Expert : Y a-t-il une communication spécifique des retailers sur les réseaux sociaux?
Pierre Calmard : Un retailer utilise les mêmes types de formats que les autres annonceurs. Mais sa communication sera moins dans l’émotion et beaucoup plus dans la raison, dans le pragmatique et l’utilitaire.
Souvent les messages des retailers sont très centrés sur des valeurs liés au service et à la réassurance, alors que les marques vont avoir une mise en scène des produits beaucoup plus aspirationnelle, pour générer de l’émotion. Choisir un retailer, c’est de plus en plus choisir une philosophie de distribution. Pour séduire, il faut des preuves et des actes, plus que du rêve.
CB Expert : Le RGPD a-t-il impacté les retailers ?
Pierre Calmard : Le RGPD a eu des effets pour tous les annonceurs et ce n’est pas fini. Mais les retailers ont un atout : ils ont l’habitude du CRM. Ils ont nativement des cartes de fidélisation client sur des panels assez larges. Et comme le règlement permet d’utiliser la data first party (données que le consommateur communiquent à l’entité vendeuse), cela redonne, en France, un avantage aux retailers par rapport à beaucoup de marques qui n’ont pas de CRM, qui ne connaissent pas leurs clients. Les distributeurs ont cette culture de la data et savent la manipuler.
CB Expert : Un avantage aussi pour la personnalisation des messages ?
Pierre Calmard : Les retailers peuvent le faire de façon encore plus légitime, et dans le cadre du règlement. Eux, pour le coup, ont tout intérêt à personnaliser le message en fonction de leur typologie de clientèle.
CB Expert : Y a t il un enjeu par rapport à l’attribution des visites (ou des ventes) aux points de contact publicitaires ?
Pierre Calmard : Dans le domaine de l’attribution, nous assistons à une révolution. Trop d’annonceurs utilisent encore des mesures frustres comme l’attribution au dernier clic, ce qui est une hérésie absolue. Un consommateur ne commande jamais un produit par hasard ou sur la base d’un seul insight ou d’une seule impulsion. En réalité, c’est une série d’insights qui amène quelqu’un à choisir un produit ou un retailer. C’est l’écosystème global de communication de l’annonceur qui compte. Il est impératif d’utiliser des modèles d’attribution bien plus évolués que ce qui se fait encore trop souvent en France. D’ailleurs je préfère le terme « contribution » au terme « attribution ». C’est toute une série de stimuli qui ont conduit à un acte : on peut rarement «attribuer» une vente à un seul levier, mais un levier va «contribuer» en partie à une vente.
Nous utilisons des technologies du marché sur lesquelles nous rajoutons des couches, en fonction de notre propre expérience qui diffère selon les secteurs. On n’achète pas une paire de chaussures comme on achète une voiture ou un voyage. Chaque secteur a ses particularités. Il faut à chaque fois « customiser » le modèle, souvent en revenir à l’écosystème de communication global et, dans un monde idéal, y plugger de l’économétrie – ce que nous faisons chez Dentsu avec l’entité Data2Decisions – pour avoir vraiment un modèle complet.
Propos recueillis par Emmanuel Charonnat
Pierre Calmard est CEO, iProspect France, et Directeur Général du pôle Media, Data et Performance digitale du groupe Dentsu Aegis Network.
iProspect a lancé en juin son offre «iRetail» dédiée à l’accompagnement des marques sur les marketplaces (Amazon, Cdiscount) et les e-retailers (Carrefour, Auchan, Casino, Leclerc…).
Lire aussi :
. L’avenir des médias et de la communication : «Pluralité et Pertinence» (interview de Pierre Calmard, octobre 2018)
. Les enjeux de la pub digitale des retailers (tribune UM, juin 2019)
. Retail : les tendances publicitaires à surveiller (de près) (janvier 2019)
Un commentaire
Je ne peux qu’adhérer à cette interview, qui reprend des notions clés évoqués dès 2007 :
– la notion de media en profondeur : https://testconso.typepad.com/semiologie/2011/10/lespace-internet-un-espace-a-feuilleter.html. Internet est un media multimodal à découvrir et à feuilleter https://testconso.typepad.com/semiologie/2011/10/lespace-internet-un-espace-fragment%C3%A9-qui-permet-dassocier-video-image-fixe.html
– les attentes d’explication sur les offres que nous appelons culture produit : https://www.frenchweb.fr/le-brand-content-quelle-efficacite-pour-le-e-commerce/275182 Voir le schéma qui récapitule les dimensions de la culture produit : http://www.qualiquanti.com/wp-content/uploads/2019/07/culture-produit-copie.png